Guerre en Ukraine : 2022, année cataclysmique pour l’agriculture ukrainienne

Pillage des silos, politique de la terre brûlée, effondrement des cours sur le marché intérieur : les agriculteurs ukrainiens ont été en première ligne dans le conflit avec la Russie. Et l’année 2023 s’annonce difficile.

 

Dix mois après l’invasion russe, les plages sont toujours minées, l’avenir incertain. Le long de la promenade bordée d’acacias blancs qui surplombe le port, les Odessites refusent pourtant de se laisser abattre. Cet été, ils ont continué à bronzer et faire la fête sans même tenir compte des alertes. Dans « cette ville turbulente comme le roulement des amples vagues de la mer Noire », selon la formule de Valentin Kataïev, l’insolence a toujours eu le dernier mot.

Odessa ville libre et rebelle qui servit de décor au film d’Eisenstein, Le cuirassé Potemkine, a surtout réussi à sauver l’essentiel. Elle n’est pas tombée dans les griffes de Russes. Et après plusieurs mois de blocus, l’accord signé fin juillet sous l’égide de la Turquie et de l’ONU a permis de recommencer à exporter les céréales ukrainiennes. Un enjeu vital pour Kiev. « Mais nous vivons avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête », observe Olla Stoyanova, directrice de l’agriculture de la région d’Odessa. « On l’a vu au mois de novembre lorsque Poutine a menacé de reprendre le blocus. »

Troisième exportateur mondial d’orge, quatrième de maïs, cinquième de blé, l’Ukraine est un acteur de poids sur les marchés mondiaux des grains. Un quart des terres noires, les plus fertiles de la planète se trouvent sur son territoire.

Au printemps, Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations Unies, avait dit craindre « un ouragan de famine » lorsque des millions de tonnes de blé et de maïs sont restées piégées dans les silos des ports ukrainiens de la mer Noire. Habile et cynique, Poutine a même réussi à dégrader l’image des Ukrainiens sur le continent africain en les accusant de porter la responsabilité de l’envolée des prix. « Oui, je dois reconnaître que sur ce plan, Moscou a réussi », reconnaît Volodymyr Zelensky.

Regagner la confiance de l’Afrique

Pour rencontrer le Président ukrainien à Kiev, il faut slalomer entre des chicanes en béton, montrer son passeport à plusieurs reprises. Accepter d’être fouillé, de se délester de son téléphone et de ses affaires personnelles. Circuler enfin dans un palais présidentiel plongé dans le noir. Avancer conduit par un soldat qui tient une lampe à la main. Apercevoir dans une lumière blafarde des affiches qui soulignent le talent des graphistes ukrainiens ou mettent en valeur des soldats engagés en première ligne. « Nous avons perdu la confiance de plusieurs États africains et nous essayons de la regagner. Mais la Russie qui dit se préoccuper de l’Afrique, qu’a-t-elle investi sur le continent pour la soutenir ? », s’interrogeait Volodymyr Zelensky lorsque nous l’avons rencontré lors d’un entretien réalisé avec TV5 Monde, Nice Matin et 20 Minutes

Entre la fin du mois de février et le 31 décembre, l’agriculture a donné lieu à une partie de poker menteur entre Kiev et Moscou. Tournant souvent à l’avantage de Poutine, au moins dans un premier temps. La Russie a même réussi à se donner le beau rôle : alimenter des pays africains avec du grain pillé dans les silos des zones occupées par les troupes de Moscou. Du banditisme à grande échelle : 4,04 millions de tonnes de grain selon l’agence de presse économique Bloomberg.

Trafic à grande échelle

Un vaste trafic mis en lumière dans plusieurs enquêtes réalisées par le Wall Street Journal mais aussi Associated Press avec Frontline. C’est l’US State Department qui, le premier a lancé l’alerte en informant plusieurs pays que trois bateaux russes : le Matros Pozymich, le Matros Koshka, le Mikhail Nemashev étaient suspectés de transporter du grain volé.

Tout est fait pour brouiller les pistes, transbordement en pleine mer dans d’autres navires des cargaisons, coupure du transpondeur qui permet de tracer les itinéraires. Pour contrer la propagande russe, le gouvernement ukrainien a essayé de reprendre la main en lançant le programme alimentaire humanitaire « Grain from Ukraine ». 175 millions d’euros ont été collectés dans ce cadre. Et un premier navire chargé de blé a jeté l’ancre dans le port de Doraleh le 3 décembre. 60 navires chargés de blé ukrainien sont déjà programmés d’ici à mai 2023.

Avant même la levée du blocus, l’Union européenne s’était elle aussi mobilisée pour développer de nouveaux corridors d’exportation pour l’agriculture ukrainienne avec le programme Solidarity Lanes doté d’un milliard d’euros cofinancé avec la BERD, la Banque européenne d’investissement et la Banque mondiale. « Vingt millions de tonnes de grains doivent sortir d’Ukraine dans les trois mois », avait martelé Adina Valean, commissaire européenne aux Transports.

Un succès

« Beaucoup d’observateurs doutaient du succès de cette opération. Et c’est vrai qu’au début, la mise en place a été chaotique avec des kilomètres de camions aux frontières. Mais à l’arrivée, le résultat est là. Et on peut parler de succès. Tout ce qui était stocké est sorti », souligne Yves Madre, directeur de Farm Europe, un think tank consacré aux questions agricoles. Ce qui a permis de générer 15 milliards d’euros de revenus pour l’Ukraine selon la Commission européenne. Mais les agriculteurs n’en ont pas forcément tous profité. Ou de façon très inégale. Car sur le marché intérieur, les prix sont restés très bas.

Au final, l’année 2022 a des allures cauchemardesques pour beaucoup d’entre eux. Notamment dans les zones qui ont été occupées. Comme dans cet élevage visité dans la région de Kharkiv au mois d’octobre.

« Un spectacle de désolation. Voilà c’est ça la guerre. » Des murs criblés de balles, une étable partie en fumée avec les animaux. « Et pour finir des traites à payer », soupire Ivanivna Lubov. Il n’y a même plus cette excitation de filer sous les tirs russes à travers champs pour aller nourrir Mala Rohan, le village voisin, à vingt kilomètres de Karkiv. « Il faut vivre. Jour après jour. Affronter les coupures d’électricité. »

« Une armée de va-nu-pieds », soupire de son côté son mari en évoquant les soldats russes faisant aligner les ouvriers de la ferme pour leur voler leurs chaussures. Et brutaux. N’hésitant pas à achever un blessé intransportable lors de leur repli. Au bout du chemin, la tourelle d’un char russe rappelle la violence des combats. « Est-ce qu’ils avaient besoin de tout détruire. De tirer pour s’amuser sur les panneaux photovoltaïques ? », s’interroge Ivanivna Lubov. Dans les villages aux alentours, huit paysans ont sauté sur des mines. « C’est ce qui m’est arrivé moi aussi. Un vrai miracle. Le tracteur est fichu. Mais je m’en suis sorti sans une égratignure », confie l’un des ouvriers Vitaly Denessenko en se signant avant d’aller nourrir les cochons.

Avec la guerre, la grande famine de 1933 organisée par Staline s’invite aussi dans les conversations nouées dans les fermes ukrainiennes. Des souvenirs tristes à pleurer. Comme ceux de Ksenia Muravinets.

« On mangeait de l’herbe. » Ailleurs des souris, des rats. « Pour sauver notre famille, mon père a échangé notre maison contre 100 kg de blé. Mais il a fini par mourir. J’avais six ans », se souvient-elle. Qu’est-ce qui la retient encore à la vie ? Le sourire complice de sa petite-fille Yana à ses côtés. Et puis cet espoir « avant de voir le ciel s’ouvrir, je voudrais connaître la défaite des Russes. Après, je pourrai mourir en paix. »

29,8 milliards d’euros de pertes

Selon la Kyiv School of Economics, les pertes liées à la guerre sont estimées à 34,25 milliards de dollars (29,8 milliards d’euros) pour l’agriculture. La seule chute de 60,7 % du prix des cultures d’exportation sur le marché intérieur représente une perte de revenu estimée à 18,5 milliards de dollars (17,42 milliards d’euros) pour les paysans qui n’ont pas profité de l’envolée des cours mondiaux.

Au printemps, souvent par patriotisme, les agriculteurs ukrainiens ont semé malgré la guerre. « Aujourd’hui, je me sens seul. Je me demande si je ne dois pas laisser mes terres en jachère à l’automne. Je perds de l’argent et je n’ai pas de soutien de l’État », nous expliquait à la fin du mois de juillet Youri Petrenko à Yaduty non loin de la frontière russe.

Face à l’église en bois bleu, de petites maisons et le soir le retour des troupeaux fait par des hommes à vélo. Dans ce village de 500 habitants, il cultive 500 hectares : de blé, tournesol, soja sur des terres sablonneuses. Sur la table, il y a du miel, des vareniki (raviolis à la framboise). L’humeur est morose. Seule l’absurdité du comportement des premières colonnes russes le fait sourire. « Deux chars ont plongé dans la rivière en pensant franchir un pont qui n’existait plus. »

Aux pertes directes estimées par les experts de la Kiyv School of Economics s’ajoutent les conséquences à long terme de la guerre sur les sols parmi les plus fertiles de la planète. La Re Soil Foundation, qui travaille avec l’université de Bologne, estime qu’il faudra plusieurs dizaines d’années avant de pouvoir recommencer à cultiver certaines zones polluées par les bombardements et truffées de mines.

« Le coût n’est pas le même selon les régions et les modèles d’exploitation », nuance Gérard de la Salle, un Français qui dirige une société d’import de matériel agricole basée à Kiev. Les petites fermes d’abord : entre 1 500 et 2 000 hectares. « Elles ont vu leurs prix s’effondrer à la suite du blocus des ports de la mer Noire décidé par Poutine. Incapables d’affréter des camions et faute de disposer de silos, elles ont dû accepter les prix décidés par les traders. »

Pour les agro-holdings, une centaine de sociétés dont la plus grosse gère 570 000 hectares, la situation est là aussi tendue mais pour des raisons différentes. Pour écouler leur production, elles ont dû faire face à des surcoûts logistiques pour contourner le blocus en passant par la route et le chemin de fer avec les « solidarity lanes » mises en place avec le soutien de l’Union européenne. Pour corser le tout, la compagnie nationale ferroviaire vient de doubler le prix du fret pour les wagons. « Ce sont les exploitations de taille moyenne entre 2 0000 et 30 000 hectares qui s’en sortent le mieux. Elles ont de la trésorerie et ont su s’adapter. »

Source : Ouest-France